René

Publié le par boxon


La grille s’ouvre. Un bref murmure parcourt la foule amassée ; quelques bouches s’entrouvrent, pour aussitôt se refermer ; les cous se tendent ; les regards se braquent, anxieux, sur un grand homme gris, aux traits tirés et à la chemise défraîchie.

Il tient à la main une feuille qu’il tripote, plie et replie, puis finit par la faire disparaître derrière son dos. Il se racle la gorge et évite soigneusement de regarder devant lui, de fixer ces visages interrogateurs que le petit matin enveloppe de brume et de buée.

Les mains au fond des poches pour éviter la morsure du froid, la casquette vissée sur le crâne, une cinquantaine d’ouvriers en salopette de grosse toile bleue attendent le verdict. Ils ont le visage bouffi de ceux qui se réveillent juste. Quelques uns fument , la cigarette collée au coin de la bouche. Mais le plupart retiennent leur souffle.

Derrière le grand homme gris et sa feuille de papier se dessinent, au gré des lampadaires, les bâtiments de l’usine, lointains, muets.

L’homme joue nerveusement avec le nœud de sa cravate.

« Messieurs… »

Les gorges se serrent.

Messieurs…. inhabituel…

« Messieurs… »

Il ne sait par où commencer. Il faut trouver une façon d’annoncer décemment l’évidence, de la tourner correctement.

Mais la vérité n’est ni décente, ni toujours très corrrecte. Elle est parfois simple et nette, comme l’acier des grilles que la sécurité de l’usine a soigneusement refermées derrière le grand homme gris. Elle tient en une courte phrase :

L’usine ferme.







* * *

Cela fait une semaine que René persiste à se lever à cinq heures, pour rien. Mû par un réflexe que vingt quatre années d’usine ont profondément enraciné dans ses gestes et ses habitudes, il se prépare en automate à partir travailler.

Il se glisse hors du lit, frissonne au contact du sol et s’éclipse vers la cuisine.

Café au lait, tartines, un peu de radio, tout bas, pour ne pas réveiller les gamins, une cigarette, le jour qui tarde à venir, le froid qui picote les doigts. Presque comme d’habitude.

A la première cigarette succède la seconde, au même endroit, pour accompagner les mêmes pensées et buter sur la même évidence, si envahissante qu’on ne peut pas la contourner.

A la troisième cigarette, Marthe se lève elle-aussi. Elle vient passer sa tête dans l’embrasure de la porte, lui adresse un petit signe, un sourire, ce qu’elle peut, qu’il lui rend avant de replonger dans son immobilité et son café au lait froid.

Il entend fonctionner les toilettes entre deux glisements de pantoufles, puis quitte la table pour descendre à la cave.

Là, il recommence à fumer, sans rien dire, sans même boire, ne tolérant plus dans sa bouche ni la moindre goutte d’alcool, ni le moindre mot.

Cela fait longtemps que René Ménard n’est plus René Ménard. Cela fait plus de quarante ans qu’il a troqué son nom et son prénom pour n’être plus que le Taiseux.

A l’usine, tout d’abord ; puis au café des Sports ; puis à la maison où, parfois, la petite dernière confond Papa et son surnom. Le Taiseux se tait, rumine, contemple et, de temps en temps, sa bouche s’ouvre pour laisser passer un peu de nourriture ou de nicotine.

Marthe a renoncé à le faire parler. Ses collègues se contentent de ses vagues hochements de tête. Ses enfants craignent son regard. Ses amis se sont résignés à monologuer. Il ne sort jamais de son mutisme, même pour aller faire un tour. Il observe, il cogite, et, à la faveur d’un hasard ou d’une ivresse, il lâche une courte phrase, un mot, ou juste un grognement.

Mais depuis que l’usine a fermé, il n’y consent même plus.

Les dernières traces de celui qui fut René Ménard ont été balayées par la nouvelle, ne laissant plus derrière elle que le Taiseux, bloc de silence brut et compact. Il traîne à présent ses pensées et ses mégots éteints de la cuisine à la cave, de la cave au jardin, du jardin à la cuisine. Le Taiseux fixe les murs et les nuages en attendant que les heures coulent. Marthe l’entend aller et venir au sous sol, tourner en rond autour de sa table vide.

Les gamins sont levés. Les bruits, les éclats de voix, la précipitation du départ à l’école masquent un instant le fantôme et son silence. Quatre baisers claquent sur les joues de Marthe. Cavalcade jusqu’au sous sol, la porte s’ouvre, un nuage de fumée se rue dans l’escalier.

« A ce soir, P’pa ! ».

Quatre autres baisers, puis le silence.



* * *

« Non, non et non. Pas la peine, je te dis. Tu perds ton temps.

  • Allez… je suis sûr que c’est parce que vous savez pas lui parler correctement. Laissez moi y aller, au moins, pour essayer.

  • Non, qu’on te dit. Non. C’est pas la peine. Le Taiseux, ça fait plus de vingt ans qu’il bosse chez Michaud. Ça fait vingt piges qu’on essaie de le traîner dans les réunions, les meetings, les grèves, les manifs, les actions. On a tout essayé. Tout le monde a tenté sa chance, même le délégué de Nantes, même ses meilleurs potes. Même Goule Ouverte, qu’est au poste C avec lui depuis des lustres. Rien à faire, dès qu’il y a du grabuge à l’usine, il disparaît et ne revient que quand le boulot redémarre.

  • Et la grève d’il y a deux ans, me dites pas qu’il a…

  • Pareil. Comme d’habitude. Rien. Après cette grève, justement, on trouvait qu’il avait exagéré, on était remontés, vraiment en colère contre cette tête de mule. On est allé le voir. Pour discuter, tranquillement. Pour l’engueuler aussi, un peu. Avant, on pouvait comprendre, mais cette fois-ci, je sais pas pourquoi, c’était choquant. On avait vraiment l’impression qu’il nous avait laissés nous démerder tout seuls. Alors on y est allé à trois, avec Goule ouverte et Bernard, du Maupas. C’était surtout Bernard qui voulait l’enguirlander. Il avait pas supporté de le voir assis, à rien foutre, dans sa cave, pendant que les collègues se les gelaient couilles. Il le traitait de dégueulasse, de lâche. Il lui a dit dès en arrivant, dans les yeux,. Pas pour lui faire mal, tu connais Bernard, il est pas méchant. Mais ça lui est sorti comme ça. Et nous, on a acquiescé, évidemment. On pensait la même chose.

  • Et alors, il a dit quoi ?

  • Il a fait la gueule, une drôle de gueule triste. Il a pas baissé le regard, nous a fixés chacun, lentement, avec un air…comme si il voulait nous expliquer, mais qu’il avait pas la force. Et ça a duré longtemps, ce silence...

Quand il s’est tourné pour nous servir un verre, ça m’a fait la même impression que quand on jette les premières pelletés de terre sur un cercueil… ça m’a pris là, au ventre, et ça m’a vidé d’un coup les tripes, en me laissant un sale goût, comme un remord pour une faute que j’aurais oubliée, ou jamais commise. Et, quand j’en ai reparlé après avec Bernard et Goule Ouverte, ils m’ont dit la même chose. Ça les avait cassés, pareil. Alors, évidemment, on est plus jamais revenus dessus. On a décidé de ne plus venir le faire chier avec les grèves et la politique.

  • Mais là, c’est plus pareil, c’est pas dut tout la même chose. Là, c’est l’usine qui ferme, nom de dieu. C’est son travail, mon travail. Merde. Il faut que tout le monde se mobilise, tout le monde. D’ailleurs, tout le monde est venu ce matin. Tous les gars sont au piquet depuis une semaine. Il y a que lui qui snobe les camarades. Y’a que lui qui reste au chaud, tranquille, pendant qu’on se casse le cul à défendre son boulot. Tu vas quand même pas me…

  • Arrête, Louis, tu t’emballes. Arrête tout de suite. Oublie le Taiseux, oublie le maintenant. T’es un gamin, il y a des trucs qui t’échappent. Si tu avais vu son regard ce jour-là, tu comprendr…

  • C’est bon ! J’en ai marre de vos sermons à la con ! puisque vous voulez rester là, à rien faire, comme des vieux, comme des défaitistes, je vais aller lui parler, moi, au Taiseux. Je vais lui secouer les puces, au vieux ! Vous allez voir si je me laisse berner, moi, par son regard. On est en lutte, les gars, merde ! et tout le monde s’y met, même lui !

  • Louis ! Louis ! Putain, Louis, attend !...



* * *

Les grilles ne s’étaient plus rouvertes depuis ce petit matin froid de mars. Et, à voir tous ces gens rassemblés devant, on aurait pu croire qu’aucun d’entre eux n’avait osé partir depuis. Ils étaient restés là, les mains enfoncées dans les poches de leur salopette et la casquettevissée sur le crâne.

On avait déroulé des banderoles, certaines artisanales, d’autres fournies par la CGT. Des braséros improvisés réunissaient les silhouettes voûtées qui discutaient, ou se taisaient, au-dessus des flammes. Ça faisait maintenant dix jours que le piquet était installé. Malgré le froid, la quasi totalité des ouvriers étaient là, tous les matins, à six heures. Pour empêcher les camions de disperser on-ne-sait-où la chaîne de montage et les machines. Les familles passaient pour remotiver les troupes, apporter à manger ou à boire. Quelques journalistes venaient aux nouvelles, de plus en plus rarement.

Le terre-plein précédant l’entrée de l’usine grouillait de monde, une foule assez compacte traversée de murmures et de frissons au gré des bourrasques. Parfois, un syndicaliste éméché élevait la voix ; parfois, deux, trois collègues s’oubliaient à rire un peu. Mais la plupart du temps, cette foule bruissait de conversations banales, qui, entretenues à mi-voix, prenaient irrémédiablement un ton sinistre.

Quand le Taiseux apparut au bout de la rue, le bruissement s’arrêta net.

Il venait vers l’usine, d’un pas trop assuré pour être honnête.

Les ouvriers voulurent le saluer, lui souhaiter la bienvenue, l’acclamer, même, pourquoi pas, l’occasion était trop exceptionnelle. Certains commençaient même à esquisser un sourire.

Mais quand le Taiseux s’approcha, tout le monde perdit bien vite l’envie de sourire.

Il regardait droit devant lui, sans rien voir d’autre que l’usine. Les visages interrogateurs tendus vers lui n’existaient pas. Les mains qui allaient à sa rencontre n’existaient pas. Les questions, la foule qui se fend instinctivement en deux, sans un bruit, d’un seul mouvement, tout ça n’existait pas. Pas plus que les pas précipités du Petit Louis qui résonnaient derrière lui, ses appels répétés et ses gesticulations embarrassées.

Il marchait vers l’usine, et c’est tout.

Personne n’osa lui emboîter le pas quand il en franchit l’enceinte. La grille resta ouverte.

Il se dirigea vers le bâtiment administratif et s’y engouffra. Les gars de la sécurité avaient disparu.

Il monta les escaliers quatre à quatre. La moquette épaisse absorbait le bruit de ses pas, seule sa respiration troublait le silence des couloirs.

Dernier étage, au fond du couloir, une porte un peu plus ouvragée. La sécurité n’était toujours pas là. Il frappa.

Les trois coups, énergiques mais polis, firent sursauter Michaud. Un peu de café se répandit sur un bilan comptable couvert de ratures.

Il dit « Entrez. », plus par réflexe que par réelle volonté de voir qui était là. Il ne leva pas tout de suite la tête. Quand il lança son traditionnel « Je vous écoute ? », il avait le nez dans ses dossiers, et ne savait même pas à qui il s‘adressait.

C’est quand il entendit la voix mal assurée, presque rouillée, se présenter comme étant René Ménard, monteur au poste C, qu’il manifesta sa surprise.

« Qui vous a laissé entrer ? »

L’homme devant lui était trapu, les épaules un peu voûtées et les yeux braqués dans les siens. Il avait sa casquette à la main, qu’il faisait tourner maladroitement, presque tremblant. Il avait l’air à la fois impressionné et fermement décidé à dire ce qu’il avait à dire. Il reprit rapidement son souffle, mais sans perdre son air exténué. Sa voix semblait déjà épuisée lorsqu’il parla :

« Vous allez fermer cette usine. Je vais perdre mon travail. Vous n’y... »

Michaud l’écoutait vaguement, son bilan l’attendait, il n’avait pas de temps à perdre. Il cherchait des yeux son téléphone. Le Taiseux soupira profondément.

« …cette usine….chômage…n’ai pas trouvé…vous retrouve…Et je vous crève. »

Le dernier mot cingla Michaud en pleine face, alors qu’il essayait de se souvenir du numéro de la sécurité. Il le laissa sans voix, la bouche ouverte, en suspens.

Quand la porte se referma et qu’il se retrouva seul (l’autre ayant disparu aussi soudainement qu’il était arrivé), il mit cet hallucinant intermède sur le compte de la série de nuits blanches qui venaient de s’enchaîner. Sans doute un vieux fou qui avait les nerfs fragiles et l’esprit qui battait la campagne. Il se frotta le visage, ferma les yeux un instant et choisit d’oublier l’interruption pour retourner à la dure réalité, ses chiffres, sa calculette et sa faillite. Le souvenir de cet ouvrier et ses menaces ridicules revint à plusieurs reprises se superposer aux colonnes d’actif et de passif. Puis il disparut. Michaud avait d’autres chats à fouetter.



* * *

Avril était arrivé. Il faisait toujours froid.Un midi, alors que les ouvriers cassaient la croûte autour des braséros, le grand homme gris se représenta à la grille. Il avait l’air encore plus mal en point qu’il y a trois semaines. Sur son visage, les heures volées au sommeil avaient laissé leurs marques, profondes, définitives.

Il sortit à nouveau une feuille de papier. Par transparence, on pouvait discener l’en-tête de l’entreprise.

Il annonça d’une voix sans timbre qu’il n’avait trouvé aucun repreneur, et que, par conséquent, il devait déclarer officiellement la faillite. Et se voyait dans l’obligation de licencier l’ensemble du personnel. L’usine ne réouvrirait pas.

Il ajouta qu’il était navré. Il ne mentait pas beaucoup.

Pour échapper au silence qui avait soufflé les grèvistes, il se retira et disparut derrière les grilles, dans le bâtiment administratif, dernier étage, au fond du couloir.

Autour du piquet, la tristesse et la résignation étouffèrent les moindres velléités de colère. Chacun rentra chez soi, en regardant ses pieds pour ne pas voir les yeux gonflés et les bouches qui se tordent.

Bernard, du Maupas, et Goule Ouverte passèrent annoncer la nouvelle au Taiseux. Ils burent un verre, parlèrent un peu du bon vieux temps et se quittèrent en se souhaitant une bonne journée. Demain, ils descendraient ensembleà Nantes, pour voir les annonces d’emploi.

On était le 8 avril.



* * *

Billie Holliday stoppa net au milieu du deuxième couplet.

Only dreaming… And I found you asleep…

Xavier aurait bien aimé n’être qu’en train de rêver, lui aussi.

Oublier le triste spectacle qui s’étalait devant ses yeux, et se laisser aller à contempler les prémisses de l’aube entre les rideaux élimés.

Ne pas voir, ne pas penser. Ne pas sentir, surtout, cette odeur d’abattoir qui plane au-dessus de sa tête, tassée contre le plafond. Agir en professionnel, comme cet inspecteur de Nantes avec sa veste noire et sa moustache bien taillée. Prendre des notes, le plus possible, sur tout ce qu’il voit, les moindres détails, les plus insignifiants :


«  Lundi 9 mai, 6h34. Bureau Victor Michaud, route de Couëron.

Ai reçu appel de la sécurité de l’usine A.B. vers 6h15, 6h20. Suis arrivé sur place 5 min plus tard.

Usine déserte, activités réduites autour du piquet. Trois grévistes endormis autour du feu, sur des palettes. Je reconnais Bernard Cholet, dit « du Maupas », et Vivien Turenne. La grille n’est pas fermée à clef. Pas la peine, dit Berthon, il n’y a plus rien à voler.

Il m’emmène vers les bureaux, bâtiment administratif, dernière étage, porte du fond. Entrouverte.

La pièce sent le renfermé, le café froid, la cigarette. Michaud ne fume pas, comme Berthon n’arrête pas de le répéter.

Fenêtres fermées de l’intérieur.

Sur les meubles, un désordre de classeurs et de dossiers qui déborde et s’étend sur le sol.

Lumières allumées, plafonnier et lampe de bureau.

La radio est allumée.

Au début, je ne vois rien. Berthon reste collé au montant de la porte et me montre en tremblant un tas de dossiers empilés sur le dossier. Derrière, le dossier de la chaise me fait face, comme s’il était vide.

Penche anormalement en avant, comme si un poids s’exerçait sur le bord du siège.

Je m’avance.

Partie supérieure du corps allongée sur le bureau, bras parallèles au tronc. Visage tourné du côté droit.

Pas de traces de coups, filet de sang aux lèvres.

Berthon a formellement identifié la victime comme étant Victor Michaud.

Il porte une chemise. Couleur indéfinissable, trempée de sang. Blessures ouvertes, apparemment profondes couvrant la surface de son dos.

Je contourne le bureau. Le sang a coulé partout.

Pas de traces de lutte, pas d’objet cassé. Couche de poussière assez importante sur les tas de dossiers alentours. Michaud dormait peut-être.

Heure du décès : dans la nuit. Après minuit, heure à laquelle Berthon est venu remettre les clefs. Michaud ne semblait pas plus soucieux que d’habitude.

Pas de mobile apparent. Il n’y avait pas d’objet de valeur dans la pièce, ni dans le reste du bâtiment, d’ailleurs.

Pas d’ennemi personnel ?

Une cinquantaine d’ouvriers, me répond Berthon. »


Noir comme de l’encre, le café posé en équilibre sur le rebord de la fenêtre rechignait à refléter les premiers rayons du soleil.

Oubliant Berthon qui roulait toujours des yeux affolés, le gendarme se mit à faire les cent pas.

Xavier attendait les renforts, ils avaient dit « d’une minute à l’autre ».

Occupé à traquer le Détail insignifiant et échafauder les hypothèses correspondantes, il ne s’était pas rendu compte qu’il chantonnait à mi-voix une mélodie dont il n’aurait su dire la provenance.

But let them not weep…let them know that I’m glad to go…

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