Le dernier peseur de poids-lourds d'Osma-del-Campo (Martin)

Publié le par boxon

Il s'éloigne. L'énervement des autres passagers l'énerve, et il a envie de profiter des derniers rayons de soleil. Au bout du parking, il y a une petite rue. Il laisse l'autobus et ses avaries derrière lui, et sort son bout de shit de sa poche.

Juste au début de la rue, sur la gauche, il y a un espèce de terrain vague, avec une grande plateforme, rouillée, au milieu. Il se fraie un chemin parmi les herbes sauvages, s'assoit, et jette un oeil autour.

Personne. Derrière le terrain vague sont amassés quelques toits branlants, puis c'est le début de la montagne. De grands blocs jaunes et roses, presque à la verticale, chauves, secs. La caillasse s'organise en cercles concentriques, et trace d'irrégulières strates sur son flanc. Le soleil qui se couche baigne le tout dans de sombres rayons orangés, presque bruns.

L'Aragon.

Cela faisait une demi-heure que Ben et les autres passagers étaient arrivés en Aragon, quand le bus se mit à faire du bruit et des embardées.

Le chauffeur choisit de s'arrêter à Osma-del-Campo.

« No se.... es que no lo se.... cuarenta, cuarenta y cinco minutos... »*.

Le temps de fumer un joint.

Les autres passagers ont préféré rester maugréer sur le sol poussiéreux du parking.

Ben, lui, a été fortement impressionné par les paysages de l'Aragon. Il est arrivé hier en Espagne, dans la nuit, à l'aéroport de Barcelone. Il a traversé la ville pour attraper le bus, et il est parti. Le jour se levait, mais Ben dormait déjà. Quand il s'est réveillé, le bus venait d'arriver en Aragon. Ce fut les premières images que l'Espagne lui offrit, ces montagnes immenses et défoncées, ces déserts de cailloux, ce ciel immense, aussi bleu que les montagnes sont jaunes... Il resta collé à sa fenêtre jusqu'à ce que le bus s'arrête.

Et fut ravi d'apprendre qu'ils allaient passer sans doute une heure au milieu des montagnes.

Il lissa sa feuille, effrita son shit et roula tant bien que mal son joint. En fouillant dans ses poches à la recherche de son briquet, il remarqua qu'autour de lui, le vent s'était levé. Il ne faisait pas froid, il ne sentait rien, aucun courant d'air, mais, au milieu du terrain vague, il voyait s'agiter les hautes herbes, sans bruit.

La première latte blanchit l'air au moment où le soleil décidait de se coucher. Quand Ben eut écrasé avec soin son mégôt sur le métal rouillé de la plateforme, il faisait presque nuit. Seules les cimes des montagnes étaient encore éclairées, mais la pénombre montait irrémédiablement.

La rumeur de mécontentement s'était tue, là-bas, sur le parking. On entendait pleurer un bébé, et jurer le conducteur, mais sinon, tout était silencieux. Les oiseaux s'étaient arrêté de chanter, les bestioles de se triturer les ailes et les buissons de bruire. Ben s'abîma sans peine dans la contemplation des montagnes disparaissant de son champ de vision. Son esprit vagabondait, et ses yeux se contentaient de s'écarquiller. C'était ça, l'Espagne ?... Ben sentit qu'il allait aimer le pays. Tout à sa contemplation, il ne vit pas venir une silhouette derrière lui.

Elle apparut sur la plateforme quand Ben se fut à moitié allongé. Assez grande, un peu voûtée.

Ben ferma les yeux et se mit à inspirer bruyamment pour essayer de capter l'essence olfactive du lieu. Il avait lu la semaine précédente que les odeurs sont les stimuli qui s'incrustent le mieux dans la mémoire.

Quand il ouvrit les yeux, un vieux monsieur roulait une cigarette à ses côtés.

Il ne sursauta pas, encore sous l'influence combinée des paysages grandioses et de l'hyperventilation. Il tendit son feu.

« Sabsquensepuedmar-stascoss-qui... no ? »

Ben le regarda avec des yeux ronds.

« Frances , he ? »

Il acquiesca.

« Moi aussi. »


                                *                                 *                             *


En 1955, la N122 était un axe de communication important. Elle reliait Salamanque aux frontières ouest de la Castilla-y-Leon. De nombreux poids-lourds l'empruntaient, à direction ou en revenant de Barcelone. Et nombreux sont ceux qui s'arrêtaient à Osma-del-Campo. L'auberge était réputée, bien sûr. Mais il s'agissait surtout pour les routiers de peser les chargements. Ou, tout du moins, d'obtenir un certificat de pesée présentable pour la Guardia Civil qui les attendait inmanquablement à leur arrivée en Catalogne. Et le peseur de poids-lourds d'Osma-del-Campo avait une très bonne réputation. Meilleure que celle de l'auberge.

Les camions pesaient souvent un peu plus qu'indiqué sur le bordereau de chargement. Le chemin jusqu'à Osma-del-Campo était long, et il arrivait aux routiers de faire quelques haltes. L'hospitalité espagnole étant ce qu'elle est, ils repartaient avec de petits présents, qui une caisse de cigarettes, qui une caisse d'absinthe, qui un ballot de marijuana, qui un chargement de fusils, qui un stock de tracs de la FAI... La Guardia Civil le savait. Elle aurait pu fouiller tous les camions, il en aurait sûrement résulté moultes promotions et citations d'honneur. Mais seuls les certificats de pesée étaient contrôlés. On ne sait trop pourquoi, mais la Guardia Civil faisait aveuglément confiance au peseur d'Osma-del-Campo.

On ne sait trop pourquoi, mais on avait quand même une petite idée.

Domingo était un petit homme rablé et hargneux. Chez les phalangistes, ses collègues l'appelaient « Polilla ». La teigne. Il avait quitté le village une semaine après la proclamation de la République. Et quand il est revenu, il avait une belle médaille, un bras en moins et un portrait de Franco qui dépassait de sa charrette. Il plût tout de suite aux flics, et cette amitié réciproque ne fit qu'augmenter au fur et à mesure des dénonciations, puis des pots-de-vin. En effet, au début, Domingo notait scrupuleusement le poids de chaque camion, avec l'intense satisfaction du devoir rendu envers la Patrie. Les routiers se faisaient donc régulièrement écharpés par la Guardia Civil. Puis, un jour, il se leva avec une idée. La meilleure, selon lui, depuis qu'il avait décidé de rejoindre les rangs de la division de Mola.

Il pesait les camions, et demandait un backchich. Il disait que ça l'aidait à remplir le certificat de pesée les yeux fermés. Pour passer tranquille, les routiers payaient. Les flics fermaient aussi les yeux, et ils se partageaient les backchiches en fin de journée. Au début, le butin fut assez maigre, et les flics commencèrent à douter. Mais après quelques mois, les routiers s'étant passé le mot, l'aire de pesée d'Osma-del-Campo tournait à plein régime. Certains convois faisaient même le détour avant d'entrer en France. Domingo devint assez riche. Il acheta une voiture, et une télévision.

En 1955, cela faisait 16 ans qu'il occupait son poste de peseur à Osma-del-Campo. Au village, on le considérait comme un notable, mais on évitait de trop s'approcher de lui. Son bras en moins, son demi-sourire et cette inexplicable richesse rendaient les gens méfiants. Le portrait de Franco au-dessus de la télévision n'arrangeait rien. Mais ce qui dissuadait définitivement les gens de parler trop fort dans son dos, c'était la voiture de la Guardia Civil qui stationnait devant chez lui tous les soirs. Même les plus jeunes le savaient, le sentaient : un franquiste + deux flics = profil bas dans le voisinage.

Un matin d'automne, on le retrouva mort, égorgé devant sa télévision allumée. Le voleur était reparti sans rien voler. Le portrait de Franco gisait au pied de Domingo, éventré et couvert de sang.

Peu de personnes haussèrent le sourcil à l'annonce de sa mort. Même les flics, malgré leur air consterné, ne semblaient pas surpris. Cela devait arriver tôt ou tard, les anciens de la Phalange, quand ils vivaient isolés, ne jouissaient pas d'une espérance de vie très longue. Surtout ici, en Aragon.

Pour la Guardia Civil, le plus ennuyant dans cette mort, c'était la disparition d'une source de revenus régulière. Ils firent une vague enquête, conclurent à l'incursion d'une bande de gauchistes basques, et se mirent à la recherche d'un remplaçant. Mais il faut croire que Domingo était irremplaçable, ou que la Guardia Civil était trop difficile, car ils ne trouvèrent personne. Quand Franco mourut, cela faisait déjà longtemps que plus aucun poids-lourd ne s'arrêtait à la balance du village. Domingo avait été le dernier peseur de poids-lourds d'Osma-del-Campo, titre peu glorieux, mais ce fut le seul que daigna lui accorder la Postérité.


                                            *                                 *                                    *


Martin était arrivé en Espagne dès 1931. La gendarmerie française n'avait pas osé franchir les Pyrénées, malgré leur détermination à venger la mort de leur collègue. Martin avait quinze ans, et il détestait les flics et les curés.

Il avait les cheveux très bruns, et les épaules larges. À Bilbao, dans les ateliers, sa grande taille lui valut rapidement le surnom de « Gigante ». Quand la FAI lui proposa de s'encarter, il refusa. Mais il participa à chacun de leurs meetings, chacune de leurs actions. Il s'abonna à « Tierra y Libertad », et le distribua même quelques fois lui-même à la sortie des ateliers. Mais impossible de lui faire prendre sa carte.

Il prit goût à Bilbao, à sa nouvelle vie. Le travail était dur, et il mit un certain temps à maîtriser l'espagnol. Le reste lui plaisait : la ville, le climat, les gens, les camarades, le vin. Six mois après sa fuite, il avait fini par faire son trou. Il louait une chambre de bonne, au-dessus du bar « La Vonita Perla » de la calle Keutmaxat, mais passait la majeure partie de son temps au rez-de-chaussée, à discuter politique en gardant un oeil sur les filles qui passaient dans la rue. Le cafetier était à l'UGT, et les discussions étaient parfois tendues. Mais l'alcool aidant, Martin parvenait toujours à lui refourguer un exemplaire de son canard.

Quand le 17 juillet 1936, il descendit à la Vonita Perla après sa sieste, il vit tout le monde debout, silencieux, autour de la radio. Les généraux s'étaient soulevé, ils marchaient sur Madrid.

Le soir-même, avec Garcia des fourneaux et Gonzalo du poste 5, ils prirent le train pour Madrid. Le délégué avait dit qu'ils distribuaient des armes là-bas. Mais, avait-il ajouté en souriant à Martin, ils ne les donnent qu'aux camarades syndiqués.

Quand ils arrivèrent à Madrid, ils furent tout de suite aspirés par la folie furieuse de la guerre, et les mois passèrent très vite. Au fur et à messure des débâcles de l'armée républicaine, Martin fut trimballé en Aragon, en Catalogne, en Navarre, puis revint à Madrid, puis repartit vers le sud. Garcia avait disparu à Teruel, et Gonzalo était mort à Huesca. Sa carte de la FAI, elle, ne l'avait pas quitté un seul instant. C'était à présent un lambeau brûnatre scotché et re-scotché qui gisait au fond de sa poche. Il ne la conservait pas par nostalgie ou fidélité à la FAI. Dans son esprit, cette carte, ou ce qu'il en restait, ne signifiait rien d'autre que la possibilité d'avoir une arme et de pouvoir l'utiliser contre un fasciste.

Quand Franco arriva aux portes de Madrid et que la République décida de remettre sa défense entre les mains du PCE et de Moscou, sa carte de la FAI commença à lui attirer des ennuis. Il perdit de vue quelques uns de ses camarades, certains du POUM, certains de la CNT, certains de la FAI.

En 38, vers la fin novembre, Martin n'espérait plus grand chose. Il avait froid, faim, et remontait à pied vers Barcelone, entourés de milliers d'autres camarades après le désastre de la bataille de l'Ebro. L'armée républicaine était dans le même état que sa carte du syndicat, et les semaines à venir se présageaient sombres, très sombres. Martin marchait en silence, essayant de ne pas penser à son ventre vide et à ses pieds enflés. Il se posait des questions. Il se demandait surtout que faire. Il avait perdu son fusil dans les marécages, et Luis lui avait dit que depuis deux semaines, ils ne donnaient plus d'arme aux anarchistes. Il fallait être encarté au PCE. Et ça ne plaisait pas du tout à Martin.

Ça lui plaisait d'autant moins qu'il voyait du coin de l'oeil un groupe de cocos de l'Armée Populaire se rapprocher de lui avec un air louche.

Il est parti en courant.

Dans les montagnes, il s'est rendu compte qu'il n'avait pas été le seul à déserter.

Puis, quand tomba la République et que ce fut au tour des fascistes de purger, de nombreux suspects potentiels ont rejoint les maquisards.

Et ils tinrent bon. Jusqu'au milieu des années 50.

Jusqu'en 1955.

Martin dut fuir. Les dénonciations, les taupes et le corps spécial anti-maquisard de la guardia Civil se rapprochaient trop dangereusement.

Il était en Galice, à l'époque, au milieu des derniers maquisards. Cela faisait plus de quinze ans qu'il vivait dans la montagne.

Il a fui vers la France. De montagne en montagne, par des sentiers qu'il était le seul à connaître, il quitta la Galice, traversa la Cantabria, et finit par arriver en Aragon.

Il arriva à Osma-del-Campo à l'automne. Il faisait froid.



                                                       *                                 *                                 *


« Et ça te plaît ? L'Espagne ?

- ... oui. Pour ce que j'en ai vu. Je suis arrivé hier.


- Tu as du feu ? »

Le vieux tenait sa roulée à bout de bras, contrôlant le roulage parfait qu'il venait de faire. Ben refouilla dans ses poches.

« Tu sais sur quoi on est assis ? »

Ben jeta un coup d'oeil autour de lui. Il ne s'était pas posé la question.

« Une balance. Une gigantesque balance. Pour les camions.

- C'est vous qui vous en occupiez ?


- Non. Je ne suis pas d'ici. »

A présent, la nuit était tombée. On apercevait encore la silhouette des montagnes, et l'unique lampadaire du village, sur le parking.

« Mais j'ai un peu connu celui qui s'en occupait. »

Il alluma sa cigarette.

« Merci pour le feu. »

Et il partit. Derrière lui, Ben voyait s'agiter les hautes herbes, sans bruit.


Sur le parking, il y avait une voiture de la Guardia Civil. Ben fit passer son bout de shit dans sa doublure. Il y avait aussi une dépanneuse.

En le voyant arriver, les deux flics lui demandèrent qui il était. Il dut montrer son billet et cacher ses yeux. Ils lui demandèrent ce qu'il faisait. Il leur expliqua qu'il s'était promené et avait parlé avec un villageois. Le plus jeune des deux flics le regarda étrangement, et il s'avança :

« Con quien has hablado ? Hay nadie aqui. El pueblo es desierto. »**

Mais le plus vieux l'arrêta.

« El viejo Ménard... vale. »***, soupira-t-il, pour lui-même.

Et il se tourna pour poser une question au chauffeur. Le jeune continuait à le fixer avec un air suspicieux. Ben remonta dans le car. Il était en sueur. Il était persuadé qu'ils allaient le fouiller. Il se posa au fond, et s'endormit. Il dormait déjà depuis une demi-heure quand le bus redémarra.


Le bus s'éloignant, les deux flics s'accordèrent une cigarette.

« El chaval. Con la jaqueta azul. Estaba fumado, no ?

- Si. Claro.

- El pueblo es desierto, no ?

- Nadie vive aqui.

- Pues, como....

- Anda. Nos vamos. Te explico en el coche. »****

- Les deux portes claquèrent, la voiture fit un demi-tour, et disparut.


 

                                  *                  *                  *           



* : « Je ne sais pas... aucune idée.... quarante, quarante-cinq minutes. »

** : « Tu as parlé avec qui ? Il n'y a personne ici. Le villageest désert. »

*** : « Le vieux Ménard... laisse tomber. »

**** : « Le gamin. Avec le blouson bleu. Il était défoncé, non ?
           
             - Oui. Aucun doute là-dessus.

             - Le village, il est désert, non ?

             - Personne n'habite ici.

            - Alors, comment....

            - Allez, on y va. Je t'expliquerai dans la voiture. »

Publié dans ébauches diverses

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