Marthe (remixé du 24-1-7)

Publié le par boxon

J'avais un oncle, du côté de ma mère, en Belgique, qu'avait passé quelques mois dans la même cellule qu'un écrivain qu'est devenu célèbre, après. Mais je me souviens plus du nom. Un sale con, à ce qu'il disait. Mon frère, lui, m'avait raconté qu'à Fleury, il vivait avec trois Andalous, qui parlaient pas un mot de français. Ils avaient fait une école de flamenco, avant d'arriver ici, où ils apprenaient uniquement à claquer des mains. C'était ça, l'instrument qu'ils avaient appris : claquer des mains. C'était très beau, quand ils s'y mettaient, mais ils s'y mettaient trop souvent. Trois ans avec eux, à la fin, mon frangin, plus moyen de l'emmener dans un concert ou à un spectacle : dès qu'il entend le moindre applaudissement, il casse des trucs.

Moi aussi, j'ai rencontré un drôle de gars, dans le bloc B.

Je vivais pas avec lui, lui était dans le bloc A, celui des plus vieux. Un mélange de maison de retraite et de prison. En moins confortable. Je le croisais à la promenade. Et on jouait à la belote. Je déteste les jeux de carte, mais on peut pas non plus passer son temps à lire. Surtout qu'on a pas le droit de descendre les livres pour la promenade. Et la littérature portugaise, c'est marrant, mais il faut savoir faire des pauses. Mais c'est vraiment marrant. Mon voisin est portugais. Il a fait le séminaire là-bas, mais il s'est barré en ici avant la fin. Un peu alcoolo, mais il a beaucoup de livres. Alors il m'en prête. Ceux de la biliothèque, on a vite fait le tour. La Bible, le Coran, « Un prêtre chez les loubards », et des Bob Morane. Ça tient pas au ventre. Camões, ça, ça nourrit.

C'est à cause de lui que j'ai commencé à trouver René « étrange ».

C'était un peu bizarre de parler avec lui.

Parce qu'on parlait pas vraiment.

C'était plus du monologue, il disait jamais un mot. Il écoutait, il hochait la tête ou bougeait les mains, mais jamais un mot. Souvent, il était quand même bien dans la lune, et je pense pas qu'il écoutait beaucoup ce qu'on lui disait. Mais des fois, on pouvait avoir presque une discussion entière avec lui, comme une discussion normale, mais où c'était que moi qui parlait.

Ce qui l'empêchait pas d'avoir des opinions, ou même de geuler (il aimait pas trop perdre à la belote). Mais sans jamais ouvrir la bouche. Même pas pour un grognement, une insulte, ou crier. Rien. Silence total.

Les gardiens l'appelaient le Muet.

Il ne faut pas s'attendre à des merveilles d'imagination avec les gardiens de prison. Je suis sûr que proportionnellement, les prisonniers lisent plus que les gardiens. Sauf si on compte les Play-Boys et le Figaro comme de la lecture...

Ca voulait pas dire qu'il était docile, René. Muet, d'accord, mais pas con. Et salement têtu, des fois. Les gardiens, ils l'appelaient pas que le Muet, des fois.

Fallait pas le faire chier.

Parce que c'est aussi sans dire un mot qu'il te claquait la gueule. Et les autres vieux disaient qu'au début, il avait la lime à ongle facile. Les gens, les premières fois, surtout les petits jeunes, ils le prenaient pas au sérieux. Mais ils ont vite compris qu'un des avantages du silence, c'est aussi qu'on te voit moins venir.

C'était pas lui le plus malade, loin de là. Mais quand je dis « étrange », c'est pas forcément dans le sens où les gens de dehors le comprennent. En prison, ça veut pas dire « fou ».

Tout le contraire.

En prison, des fous, il y en a dans tous les coins, en train de manger avec toi à la cantine, de marcher devant toi, derrière toi, de jouer au foot avec toi ; tu les retrouve au petit dèj, sous ton lit, en train de faire les rondes de surveillances, servir à l'aumônerie... partout.

C'est pas étrange, un fou. C'est normal.

Ceux qui sont pas fous, ça, c'est anormal. Et, parmi tous ces anormaux (parce qu'il y en a aussi pas mal), il y a... ceux qui sont « étranges ».

J'ai pas vu beaucoup de gars pleurer, dans le bloc B. Ni dans les autres, d'ailleurs. On pleure pas en prison. Pas parce que c'est un aveu de faiblesse, et qu'on joue les durs. Juste parce que pleurer, c'est s'avouer qu'on est un humain.

Et c'est pile le genre de truc qu'il faut éviter de regarder de trop près, quand tu es derrière les barreaux. C'est ça qui rend fou, entre autres.

Lui, je l'ai vu pleurer. Une fois.

Pendant une partie de belote.


Je discutais avec Marco, pendant que René coupait. Il faisait très froid, un vrai matin de décembre de derrière les fagots qui vous pique aux joues. Marco me bassinait avec Camões. Il était dedans, jusqu'aux yeux comme ça lui arrivait souvent.

Il n'en faisait pas toujours une obsession, de ses bouquins, mais quand ça le prenait, il en démordait pas. Il s'était fait Pessoa en plein mois de novembre, une fois. L'intégrale. Il en était resté bloqué jusqu'à Noël. Jamais vu une schizophrénie aussi fulgurante, totale, et, heureusement pour lui, brève.

Là, pour Camões, c'était tranquille. Sobre, même. Il avait l'air un peu plus mélancolique, mais bon, les Portugais, avec leur sacrée saudade, ils toujours l'air un peu sérieux. Et de là à tomber dans le mélancolique...

Il me parlait de Camões, donc. Il me cite un vers, auquel je ne comprends rien, évidemment.

Et là, juste quand fini sa phrase, René s'arrête de couper, lève la tête, et, à ce moment, je comprends ce que c'est d'être triste.

Rien à voir avec la mélancolie, ou la saudade. Un visage à faire peur tellement il est triste. Des yeux... je peux pas le dire autrement que comme ça : un visage mortellement triste. Et on voit ses yeux qui se mouillent, on comprend rien. Ni à Marco, ni à moi, ça nous aurait jamais venu à l'idée de le voir pleurer, lui. Certains, ça se voit à leur gueule, surtout quand ils arrivent. Mais lui...

Le plus bizarre, c'est que son visage bougeait pas. Pas un trait, pas un poil, pas un frémissement de sourcil, des joues, des lèvres... rien. Juste les yeux qui deviennent rouges et qui se remplissent de larmes. Il nous regardait comme il nous regardait toujours, sans cette expression de chien mouillé qu'ont les gens qui pleurent d'habitude. Seules les larmes étaient différentes du visage qu'on lui avait toujours vu.

Il a posé les cartes, et il est parti.


Rien que ça, ça a tout de suite fait quelqu'un d' « étrange ». Mais c'est pas pour ça que je dis qu'il l'était, « étrange ».


C'était une semaine avant que je sorte. On continuait à jouer à la belote, on se parlait souvent. Enfin, parler... je lui parlais souvent. Je lui racontais ma vie, ou des conneries. Des fois, je savais pas bien faire la différence. Et ça le faisait marrer. Sourire, plutôt. Je l'ai jamais revu pleurer. Ni même avoir l'air triste. Il avait le même visage, intemporel, indécrottable. Fixe. Alors, j'étais pas peu fier, de temps en temps, de lui faire travailler les maxilaires. Oh, c'était pas violent, comme effort. Mais bon, il faut commencer petit, doucement, surtout avec les muscles qu'ont pas servi depuis longtemps.

Donc, je lui raconte des conneries, les miennes, celles des copains. Des petites conneries, les bêtises de gamins.

Les grosses, on évite de se les rappeler. Pas par pudeur. Parce que ça aussi, ça fait partie des choses auxquelles il ne faut pas trop penser. Parce que, de toute façon, on y pense. Tout le temps. Pas besoin de se le rappeler entre nous. Chacun gère sa merde.

A René, je lui disais comment on volait les cerises, comment on barbouillait les vitrines, comment, la nuit, on recouvrait les toits des voitures de miettes de pain, pour les retrouver le lendemain recouverts de merdes de pigeon, comment on se fabriquait des carabines avec des bouts de palettes, etc... des conneries de gamins. Et puis, souvent, comme il fallait planter le décor (une histoire sans décor, c'est chiant.), je lui parlais des gars, de la rue, de la famille. Proche, éloignée. La famille, où ça s'arrête, où ça commence...

Ce jour-là, j'avais commencé avec les pétards qu'on attachait aux grenouilles et, sans trop savoir comment, je me suis retrouvé à lui raconter mes noëls, la bûche, la toile cirée, les jouets Super U qui durent moins longtemps que les emballages, le cidre, etc... Je m'emporte un peu dans mes descriptions, je m'emballe et je lui raconte tout par le détail, comme si j'y étais.

Les jouets, surtout.

C'est toujours ce que j'ai le plus aimé, à Noël. Je le cache pas, j'en ai pas honte. Je kiffais les jouets. Même s'ils étaient pourraves, ils étaient trop bien. Je pourrais en parler des heures, des jouets. Ceux que j'ai eus, ceux que j'ai pas eus. Jusqu'à 12 ans, je pouvais réciter par coeur le catalogue Super U, chocolats compris. Et, quand on revenait à l'école, je pouvais donner toutes les caractéristiques des jouets de mes potes (ceux qui avaient survécu à la semaine de vacances), le prix, le nombre de piles, la page dans le catalogue, à côté de quel autre jouet, etc... une obsession. Un peu comme celle de Marco avec les bouquins. C'est peut-être pour ça qu'on se comprend, tous les deux.

Même là, je sens que je m'emballe encore. Je pourrais en tartiner des pages, sur les jouets. Je crois qu'en me creusant un peu les méninges, je pourrais même re-citer les catalogues.

Ce jour-là, pareil, je m'emballe. Mais en pire, parce que quand je parle, en plus avec René, il y a rien qui me retient de blablater. Et je pars tellement dans ma harangue et de Noël, et tout ça, que j'en oublie que c'est à René que je parle et je lui pose, connement, la question (en sachant pertinemment qu'il ne me répondra pas, vu qu'il l'a jamais fait en trois ans qu'on se connaît) :

« Et toi, tes noëls, t'avais des jouets ? »


Et il me répond : « Je ne me souviens pas. »


Je reste bouche bée, stoppé net. J'avais oublié qu'il pouvait parler. Dans ma tête, il était muet. Le Muet. J'en suis resté comme deux ronds de flan. Soufflé.

« Mais je me souviens de ceux de Marthe. Elle me les a racontés. Souvent. »

J'osais rien dire. Si ça trouve, il était lancé, et je me voyais mal le couper après tout ce qu'il avait enduré avec moi. Et, surtout, j'en étais encore à chercher ma respiration, tellement ça m'avait coupé le sifflet.

« Elle me les racontait avant de s'endormir, de temps en temps. Surtout l'hiver. Toujours les mêmes phrases, ou presque. Comme une comptine. Ou une prière. Les mêmes mots, sur le même ton, tout doucement. Deux ou trois fois par mois en plein hiver, une ou deux fois l'été, mais jamais à la même date. Elle prévoyait pas, ça lui venait comme ça. Elle s'asseyait dans le lit, et commençait à me raconter. Je voyais juste son profil, dans la lumière de la lampe de chevet.

Ça commençait toujours comme ça : à Noël, quand j'étais petite... à Noël... ah, oui. A Noël, quand j'étais petite...

le 24 décembre, avec ma grande soeur, on installait la crèche. Près de la cheminée. On allait chercher la mousse, de la belle mousse verte, sur les murs. C'est celui de la rue du Stade qui donnait la meilleure mousse. On allait chercher nous-mêmes la paille à l'étable. On était fières d'y aller sans les parents. Jusqu'à longtemps, c'était la seule fois de l'année où on allait toutes seules. On cueillait aussi du houx, pour mettre autour de l'Etoile du Berger. Puis, on disposait les personnages. Sauf le Petit Jésus, qui n'arrivait qu'à minuit.

Quand la nuit tombait, les voisins venaient nous rejoindre autour du feu. C'était la veillée. Une grosse bûche, choisie spécialement par Papa au moment de la coupe, en automne, brûlait devant nous. On jouait aux cartes, la grand'mère nous racontait des histoires et on buvait du café ou du chocolat bien chaud, qui embuissait les carreaux de la grand'mère.

Puis les enfants disposaient leurs chaussures (parfois des sabots) devant la cheminée... »

Et la sonnerie de 10h a sonné.


Là, il a pris une pause. Il a regardé au-dessus de mon épaule droite, la pendule. Sa voix me paraissait triste, mais, comme c'était la première fois que je l'entendais, je saurais pas dire si ce n'était pas sa voix normale.

« Voilà. Mes Noëls à moi ne devaient pas être bien différents. J'habitais le village voisin. »

Je voulais lui dire quelque chose, mas je ne savais pas quoi. Ça m'avait pris tellement au dépourvu, c'était tellement inattendu, inespéré. Incroyable, pour être franc. Tellement incroyable que je me suis parfois demandé si je n'avais pas rêvé. Pour m'assurer que j'avais bien entendu ce que j'avais entendu, j'aurais voulu entendre ma propre voix, à défaut de me pincer. Mais je ne trouvais rien à dire.


On est rentré, en marchant doucement. Il regardait ailleurs.

Dans la file, il était derrière moi. Je sentais qu'il allait me reparler, je sais pas pourquoi. Peut-être que, quand un miracle se produit, on attend qu'il se répète, pour y croire.

Je l'ai entendu toussé, et puis :

« Il te reste une semaine ?
- Oui.
- ....
- ....

- Elle lisait.
- ?....
- Marthe. Elle lisait. Camões. Des fois.
- Ah....et qu...?...- SILENCE DANS LES RANGS ! ».

*  *   *

note : même si le texte a René pour protagoniste,  j'ai laissé Marthe comme titre, parce que  je voulais que le texte évoque Marthe, en faire la protagoniste, mais à travers quelqu'un.

Publié dans ébauches diverses

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