Budapest, Lettres d'Alex (complet)

Publié le par boxon

Première lettre :

Ola Ana,

Milles pardons pour le départ en coup de vent. Je sais que je t'avais promis, mais le coup de fil de Jean-No n'était pas prévu, et les infos qu'il m'a données non plus. Je sais combien tu tiens à ce que je sois là, mais tu sais combien je tiens à ce reportage. Je me ferai pardonner en rentrant, je te le jure...

Mais, si ça peut te rassurer, je ne suis pas parti pour rien. Mon sujet risque d'avancer à vitesse grand V, je le sens, maintenant que je suis à Budapest.

Bon, je te raconte :

Hier, juste après avoir posé mes valises, je pars faire un tour.. Je traîne dans les rues, un peu au hasard, je tâte le terrain, je renifle l'ambiance, comme dit Jean-No, attendant de me sentir vraiment perdu pour comencer à sortir ma carte. Quelques badauds, des restaurants pas très bruyants, l'impression que tout le monde flâne... A 50 mètres de l'avenue Kossuth, alors que les façades commencent vraiment à se relâcher, j'aperçois, à l'entrée d'un resto, une silhouette tituber et manquer de s'étaler sur le trottoir. Pas très grande, assez fine, une femme, sans doute. Un homme, en costume noir/chemise blanche, un garçon de café, peut-être un serveur du même restaurant, la redresse et, avec milles précautions, la ramène à l'intérieur. Curieux. Je m'avance, juste pour jeter un oeil et parce que je ne suis pas pressé de rentrer à l'hôtel. Et là, qu'est-ce que je vois, écrit en gros sur les fenêtres ? : « Kis Pipa, Helyfoglalás: Tel : 1-342 3969 » !! Si ça c'est pas un coup du hasard, de celui qui fait si bien les choses... le bar même où Rezsô Seress écrit « Szomoru Varsanap », là, juste devant moi. Sans le savoir, sans le chercher, je venais de tomber directement sur le coeur de mon reportage. Je n'ai pas pu résister, j'ai tout de suite appelé Jean-No. Je t'avais déjà dit qu'il était moyennement chaud pour mon idée, que cette nouvelle rubrique ne l'emballait pas (il avait même fortement sous-entendu que « La clinique des rumeurs » était un titre débile.). Il disait que les légendes urbaines, et « autres conneries de collégiens », ça n'intéressait justement que les collégiens ou les has-been de la province en mal de contes pour leurs veillées, et que c'était loin d'être la cible visée par le journal, et que les frais, et que la crédibilité, et que tu comprends, et que patati, et que machin... Et bien même lui, il s'est fait prendre. Quand je lui ai dit que, à peine deux heures après mon arrivée, j'étais déjà en face du Kis Pipa, ça lui a cloué le bec. Pour le coup, là, il a marché directement. Il a vu que je ne lui racontais pas des cracks, et il m' a même félicité. Ça ressemblait plus à un soulagement, mais bon... de toute façon, ce n'est pas le plus important.

Je finis de l'appeler, et je rentre dans le bar, un peu fébrile, je te l'avoue. Mon enquête commençait, elle commençait bien....

Déco classique, assez simple, rien d'extraordinaire. Le cliquetis des couverts masque presque la sono. Sinatra. Des affiches encadrées, style Belle-Epoque (le cabaret du Chat Noir, évidemment, et de vieilles pubs pour l'Unicum) surchargent un peu l'ambiance. Sous les lustres, des tables rondes bouffies de serviettes blanches, un peu de dentelle qui déborde des murs, une dizaine de clients tous occupés par leur assiette. Des vieux, une famille, le tout sous l'oeil faussement distrait de deux serveuses en tailleur noir/tablier blanc. Un comptoir déserté, dans le fond et, sur la gauche, un piano droit, fermé.

Je me dirige vers le bar. Je commande un café, et je m'installe, un peu interloqué à présent.

J'avais toujours lu que le Kis Pipa, du temps de Rezsô Seress, était un café ouvrier, populaire, de ceux que peuvent s'offrir les pianistes fauchés et les ouvriers un soir de paie. Je m'attendais donc à un petit troquet enfumé, avec des piliers de bar au nez rouge et une grosse barmaid astiquant ses verres. Mais ici, rien à voir. Ni populaire, ni ouvrier, ni interlope, ni rien du tout. Juste un resto. De base. Plutôt médiocre, pour être franc. Et c'est ici qu'a été écrite cette magnifique chanson, cette lente complainte qui a dû faire pleurer des milliers de gens (moi compris), qui a accompagné tant de ruptures et de suicides ? L'endroit a dû bien changer depuis l'époque.

Je finis juste mon café, quand j'aperçois, dans un coin, la silhouette qui m'a guidé jusqu'ici. Une vieille saoule, avachie sur sa chaise, occupée à... occupée à déchirer méthodiquement les pages d'un bouquin. Un guide touristique, le Routard probablement. Une compatriote. Vu son état, j'aurais dû m'en douter. Elle se balance d'avant en arrière, au rythme des pages qu'elle déchire. Pas très reluisant, comme tableau, surtout au milieu de tout cette atmosphère feutrée.

Un petit vieux apparaît, surgi de derrière un rideau. Polo miteux, marron ; pantalon trop court. Un petit bonhomme chauve, les yeux caves, avec un nez qui en dit long sur l'état de son foie, et le teint pas très frais. Il se cale derrière le piano et lance un regard torve à l'assemblée restreinte, toute surprise de voir quelque chose se passer. Il cherchait les touristes des yeux, mais ça, je ne l'ai compris qu'après.

Il a vite capté la vieille, et il a souri. Le couvercle du piano grince, il se met à jouer, en regardant droit devant lui. Et devine ce qu'il joue ? « Gloomy sunday », évidemment ! Une version piano bar, assez dégueulasse, pour tout dire. J'ai eu du mal à reconnaître, au début. Rien à voir avec la version de Billie Holiday. Plus dans le style Marianne Faithfull, gluante, déplacée, presque obscène. Un fonctionnaire du piano, il semblerait. Il jouait ça avec un air vénal qui puait le miel et le tourisme de masse, sans aucun scrupule. Sale, avec la vieille en ligne de mire, je le voyais estimer le montant du pourboire dans sa tête au fur et à mesure de la chanson.

La vieille s'arrête illico de se balancer, abandonne ce qu'il reste de son guide et ouvre de grands yeux, fixés sur le piano.

La musique continue, comme un fil qu'on déroule, et je cherche dans ma poche de quoi me libérer de cet endroit.

Quand les dernières notes se sont tues, le pianiste fait un signe de tête au patron et se lève. Enfin. Il se dirige droit vers la table de la vieille, en se lèchant presque les babines, un papier à la main. La pauvre femme, je ne l'avais pas remarqué avait pleuré pendant tout le morceau. Son mascara avait coulé, et elle essayait à présent de rattraper les dommages en s'essuyant avec un morceau du Routard.

Le pianiste s'incline légèrement et pose le papier sur la table. Sans le regarder, elle lui montre deux billets froissés, coincés sous son verre. Son geste avait quelque chose de machinal, elle avait l'air triste, presque coupable. Ça m'a fait un picement au coeur.

Après une dernière courbette, lesté de ses deux biftons, le pianiste disparaît aussi vite qu'il était venu.

La vieille, elle, ne pleurait plus. La tête penchée sur son épaule, elle dormait, à poings fermés.

J'ai préféré partir, avant de me mettre moi aussi à pleurer.

Moi qui venais faire un reportage sur la légendaire mélancolie slave, j'étais servi.

Mais, en arrivant sur les rives du Danube, je me suis senti un peu mieux. Il était 1h30, il faisait doux, Budapest me tendait ses bras, je n'avais pas vraiment de quoi de déprimer. De plus, malgré cette soirée glauquissime, j'avais des raisons d'être optimiste : si les restos font de cette chanson une attraction commerciale (puisque c'est ce qui m'avait été donné de voir), et si d'autres Français faisaient le voyage pour pleurer sur cette « chanson aux suicides », c'est que la légende devait bien avoir un fondement plus tangible.

Bon, ma chère Ana, il est 2H36, et il faut que je te laisse à présent. Demain, je veux me lever tôt pour prendre des photos. Mais je te récris pour te raconter la suite. En attendant, je t'embrasse bien fort, et te dis à bientôt.


Ton Alex.

Deuxième lettre :

Chère Ana,

J'espère que tu vas bien, et que tout se passe comme tu veux avec tes chèvres. Je suppose qu'il doit faire très chaud, sur le plateau, et que ça ne doit pas être facile tout le temps. Mais je sais aussi tout le bien que ça doit te faire de prendre le soleil et le grand air, même si celui de la bergerie ne doit pas être très frais. Quand je te reverrai, tu seras toute bronzée, et tu sentiras le bouc à des kilomètres !

De mon côté, après le fiasco d'hier soir, je me suis dit que j'allais commencer mon enquête un peu plus méthodiquement, depuis le début, à l'ancienne. Je me suis rappelé les conseils de Jean-No, et j'ai fait comme il disait :

« Si tu cherches des pistes, le premier endroit que tu dois sonder , ce sont les bistrots, les bistrot, les bistrots. Très importants. Et dans ces bistrots, les premières personnes que tu dois interroger, ce sont les vieux saouls. ».

Comme je ne connais encore rien à Budapest et à ses bars, je me suis dit qu'il n'y avait qu'un endroit où j'étais sûr de trouver des vieux saouls, quelque soit la ville et quelque soit l'heure : le café de la gare.

Trouver la gare n'a pas été difficile. C'est au bout d'une grande avenue, un bloc compact en pierres usées, avec de grands vitraux.

Il était presque midi (J'ai passé la matinée à faire des photos, comme prévu, et je crois que je ne m'en suis pas trop mal sorti.), et la gare était presque déserte. Dans le hall, sous les plafonds qui partaient en lambeaux, j'ai croisé quelques minuscules mémés accrochées à leur cabas, et deux ou trois étudiants qui faisaient des croquis.

Dans le café, par contre, il y avait du monde. Une belle brochette de baveux qu'ont tous la même couleur au fond des yeux, d'un côté du bar ; un énorme moustachu de l'autre. L'embarras du choix.

« Et quand tu as trouvé des vieux saouls, va directement au plus imbibé. C'est celui qui renaclera le moins à te tenir le crachoir. »

En l'occurrence, il s'agissait d'un petit maigrichon, en salopette bleue, penché au-dessus de son verre à en toucher les bords avec son nez.

Je me suis assis en face, il a à peine bougé. Le moustachu a posé deux verres devant nous, remplis d'un liquide brun qui sentait l'herboristerie. Mon premier Unicum, comme je devais l'apprendre plus tard. Mon client a relevé la tête, et il m'a vu. Il a eu l'air de vite comprendre, m'a vaguement remercié et a sifflé son Unicum avant que j'ai eu le temps de lui adresser un mot. Comme je me doutais qu'il ne parlais pas anglais, j'ai tenté les quelques mots de russe dont je me souvenais. Ça a marché.

Après les blas-blas d'usage (les présentations, le temps, le prix de la vie), je lui ai glissé une feuille avec les paroles de « Szomoru Varsanap / Gloomy Sunday ». Il l'a parcourue, s'arrêtant au milieu pour que je lui recommande un verre, et, une fois la lecture et son verre terminés, il m'a fait signe de le suivre.

On est sorti du bar (je ne sais pas comment il a fait, parce qu'il titubait comme un culbuto), et on est partis à l'assaut des rues. Je n'ai pas noté le chemin exact, car mon attention était toute entière aux chutes successives de Sandor (j'avais fini par comprendre son prénom, et la coïncidence m'avait coûté une nouvelle tournée.) entrecoupant de longues envolées en russe ou en hongrois auxquelles je ne comprenais rien. Ça a duré presque vingt minutes. Il me semble que nous nous sommes dirigés vers le fleuve.

Nous avons fini par arriver à la porte d'un immeuble. Une grande porte, bleu sombre, à moitié cachée par des pancartes annonçant en cinq langues un « Magasin de souvenirs et surplus militaire ». Un immeuble bourgeois, tout près d'une grande rue. J’ai voulu demander à Sandor si c’était là, mais, quand je me suis tourné vers lui, il gisait, ronflant entre deux voitures en stationnement. Cette escapade lui avait brûlé ses dernières calories.

Il me sembla inutile de le réveiller, une petite pause forcée dans la sucession d’unicums qui ponctuaient ses journées lui ferait sans doute du bien.

Je suis entré, et je suis tombé dans une cour intérieure magnifique. Toute ocre, avec des balcons ne fer forgé et du linge qui sèche.

Le magasin était au fond. Des uniformes soviétiques pendaient aux fenêtres, et un bruit sourd coulait mollement d’une baffle posée sur une chaise. Du black métal, une voix rauque vagissant en anglais, Orphaned Land ou un truc du genre.

L’intérieur était une vraie caverne d’Ali Baba pour militaire à la retraite. Et peu importe l’armée dans laquelle il avait servi. Il y avait, bien évidemment, toute la panoplie, accessoires compris, du soldat de l’Armée Rouge ; des brimborions en tout genre estampillés « US Army », et même une fort belle collection de produits dérivés du IIIème Reich, de l’épaulette SS à peine moisie au dernier best of des chants hitlériens. Une vraie auberge espagnole idéologique, avec suffisamment de relents douteux pour que je puisse me faire une idée claire du proprio : gras, hargneux, sans doute un moustachu encore. A éviter le plus possible. Merci Sandor…

C’est alors que j’ai aperçu, derrière le comptoir, une petite meuf, toute menue, très brune avec des yeux d’un bleu turquoise qui, en plus d’être parfaitement assortis avec la couleur de sont T-Shirt, me rappelaient quelqu’un. Ça m’a tellement surpris de ne pas tomber sur un gros porc néo-nazi que je suis resté bouche bée à la regarder, planté comme un con.

Ça l’a fait rire, et elle m’a demandé ce que je voulais, dans un anglais un peu hésitant, mais correct. Persuadé qu’il s’agissait d’une méprise, je lui ai expliqué sans trop y croire ce que je cherchais et comment j’étais arrivé là. Ce qui l’a fait rire une autre fois. Et c’est quand ses yeux se sont plissés une autre fois que j’ai vu à qui elle me faisait penser.Je n’avais pas remarqué, mais, au milieu du réseau de veinules rougeâtres qui parcouraient ce qui restait d’iris à Sandor, on pouvait apercevoir quelques bribes de ce même bleu limpide.

Dorottya était sa fille.

Elle s’occupait du magasin paternel depuis que l’unicum avait commencé à dangereusement interférer avec son sens des affaires. Ça lui finançait ses études d’infirmière et ses disques de black-métal, mais ce boulot ne lui plaisait pas vraiment.

Son père l’avait appelée Dorottya, en l'honneur de l’égérie de Rezsô Seress. Elle connaissait l'histoire ? Évidemment.

Mais, malheureusement, elle ne m’en a pas dit plus que ce que je savais déjà :

un musicien raté, comme les bars de Busapest en regorgeaient dans les années 30, qui, on ne sait comment, avait écrit pour sa fiancée envolée une chanson si triste et si belle qu’elle avait accepté de revenir. Pour, finalement, quelques jour après, s'empoisonner dans sa chambre. Sous son corps, on avait retrouvé les partitions de la chanson. Ce fut le premier suicide d’une longue série. « Szomoru Varsanap », rapidement transformé en Gloomy Sunday, s’était répandu, sans se soucier ni des frontières, ni des années, et sur son chemin fleurissaient les pendus, les noyés, les intoxiqués, les défénestrés. Rezsô, bien évidemment, ne put éviter la malédiction. Il s'était lui aussi suicidé, défénestré. Puis, on avait retrouvé la chanson citée dans d’innombrables lettres d’adieux définitifs, à tourner en boucle au pied d’autres pendus, sous des flacons de médicaments ou près du canon encore chaud d’un revolver, sur le sol froid d’appartements saturés de butane, oubliée sur le trottoir d’un pont, en Hongrie, en Allemagne, à Londres comme à Chicago. Les autorités avaient voulu censurer la malédiction, mais des copies continauient de circuler. Et avec elles, les morts violentes et prématurées.

Bref, rien de très gai. Ni de très surprenant de la part de ces champions de la saudade hardcore que sont les Hongrois. Mais, de là à donner à sa fille le prénom de la première victime de ce Lugubre Dimanche…

Quand je posai la question à Dorottya, elle me répondit qu’elle n’en savait rien. Son père ne lui avait jamais dit pourquoi. Tout ce dont elle se rappelait, c’était Sandor, assis au bord de son lit, la lui chantant à mi-voix pour qu’elle s’endorme. Il ne lui avait raconté l’histoire que bien plus tard, précaution dérisoire qui démontrait sans doute combien il était peu superstitieux.

Je lui demandais, stupidement, si elle se souvenait des paroles. Elle eut la délicatesse de ne pas me le faire remarquer. Elle se contenta de fermer les yeux, et, sans plus d’explications, commença à me dire la chanson. Pas à la fredonner, ni à la déclamer. Juste la dire. Seulement les mots, sans mélodie, sans effets, ni pathos, comme les enfants récitent une comptine, comme une litanie païenne, lente et monotone comme l’est souvent la musique hongroise. Et j’étais là, au milieu des étoiles rouges et des casques à pointe, à écouter ce petit bout de femme et sa chanson maudite à laquelle je ne comprenais rien, perché sur le bord de ma chaise et pendu à ses lèvres. Je ne comprenais rien, et pourtant… je ne sais pas ce que ça m’a fait, mais c’était comme si je retrouvais cette première fois où, par un petit matin de juin, j’avais posé ce vieux vinyl sur le Teppaz pourri juste ramené des Puces. Ce jour-là, je ne connaissais rien à cette chanson. Je l’avais trouvée triste, évidemment. Mais j’y avais senti autre chose que seulement de la tristesse, une sensation que je ne saurai décrire, qui allait au-delà de l’aube humide de mon premier jour de chômage, au-delà de Paris encore endormi, au-delà de la voix de Billie Holiday et de la clarinette d’Artie Shaw, au-delà de… au-delà de ce mot que je n’ai pas trouvé, que je cherche depuis, et que je ne trouverai certainement jamais. Je l’avais beaucoup réécoutée ensuite, presque tous les jours, avec d’autres orchestrations, à travers d’autres interprètes, dans d’autres langues. Mais je n’avais jamais retrouvé la même puissance, cette mélancolie à l’état pur, ni triste, ni joyeuse, ou, plutôt, à la fois si triste et si joyeuse ; ce désespoir élégant qui sied si bien à Billie Holiday et qui laisse, une fois les notes éteintes, les yeux dans le vague et l’envie de se rendormir vite, très vite, pour ne pas courir vers l’armoire à pharmacie. Jamais jusqu’à aujourd’hui.

Quand elle a terminé et qu'elle a vu la tête que je faisais (je crois que je béais largement de la bouche), ça l'a refait marrer. Alors j 'ai osé lui demandé de me la redire pour pouvoir l'enregistrer. Ça me faisait un peu bizarre de tuer aussi sciemment la magie de ce moment, mais je voulais tellement l'avoir, cet enregistrement, ne serait-ce que pour te le faire écouter (et pas mal pour pouvoir le réécouter moi-aussi, j'avoue.). Donc, rebelote, évidemment moins poignant, mais bon....

Puis, la réalité a fini par nous rattraper, de plein fouet, comme elle si bien le faire, en la personne d'un gros Allemand pressé de savoir si les médailles soviétiques étaient authentiques. Avant de s'occuper d'eux, elle m'a glissé une petite carte, en me disant que, si « Szomoru Varsanap » m'intéressait tant que ça, je pouvais aller faire un tour là-bas.

Je suis sorti, j'étais un peu à l'ouest, et le soleil m'a pris au dépourvu. Sandor avait disparu, sa pause sobriété n'avait pas duré longtemps. J'ai marché jusqu'au Danube, près de l'église de Piarista, pour reprendre mes esprits et je me suis assis, la carte à la main. Avant de la mettre dans ma poche pour m'allumer une cigarette, j'ai regardé l'adresse. Et là, pour le coup, c'est moi qui me suis marré : c'était celle du Kis Pipa.

Je vais d'ailleurs y aller de ce pas. Je sais, je me fais du mal, j'avais juré de ne jamais retourné dans ce trou, mais une coïncidence, ça ne se refuse pas. Je t'en dis plus demain.

Tchao, Ana.

Ton Alex

Troisième lettre :

Chère Ana,

comment vas-tu ? Bien, j'espère, bien. Et les chèvres, elles sont sages ? Je t'avoue que j'ai un peu de mal à t'imaginer, toi la petite Parigotte, en train de les traire ou de courir après pour les rentrer. Et je suppose que les sessions fromage ne doivent pas être tristes non plus... j'ai hâte que tu me racontes.

Ici, ça progresse bien. Pour « Gloomy Sunday », pas trop vite, mais figure toi que, de fil en aiguille, je suis tombé sur une autre légende urbaine hongroise qui m'a l'air suffisamment mystérieuse pour que je revienne ici une fois mon article terminé. Peut-être que je pourrai t'emmener avec moi, dans ma valise, sans que Jean-No ne se rende compte de rien...

Mais, pour l'instant, je me concentre sur « Gloomy Sunday ».

« Chaque chose en son temps, et un temps pour chaque chose. », comme dit Jean-No.

Donc, hier, malgré quelques réticences, retour au Kis Pipa. Ça me faisait chier d'y retourner, mais, en tant que journaliste, difficile de snober une piste pareille, surtout que, il faut bien l'avouer, c'était la seule que j'avais. Et, comme le dit le Patron, « abandonner une piste avant d'en avoir exploré les fonds et tréfonds, c'est comme de commander une bière dans un rade et de se barrer avant d'avoir été servi. C'est très con. ».

Donc je suis retourné au Kis Pipa.

Et je me suis dit que, quitte à en explorer les fonds et tréfonds, autant commencer par y manger, leur bouffe est peut-être meilleur que leur pianiste.

J'en étais à ma deuxième bouchée, quand j'ai vu débarquer la vieille saoule de l'autre fois, la Française déchireuse de Routard. Elle avait l'air en meilleure forme, elle marchait droit et ses yeux, bien que fort enfoncés au milieu de larges cernes violettes, étaient moins vaseux que la dernière fois, beaucoup moins, en tout cas, que la carpe que j'avais devant moi.

Elle traversa la salle pour se poser au bar. Elle commence à boire. À bien boire. Une descente que j'aimerais pas avoir à remonter à vélo, dirait Jean-No. J'ai compté, le temps que je finisse cette saloperie de poisson, elle s'est envoyé au moins quatre verres. À son cinquième, alors que je m'apprêtais à payer, je vois le barman qui se penche vers elle et commence à lui parler. Et à me montrer du doigt. Pas très discrètement. Évidemment, la vieille me mate, tout aussi discrète, et, sans oublier son verre, se ramène vers moi.

Bon, je me dis, me voilà parti pour lui tenir le crachoir, solidarité nationale oblige.

Elle marchait toujours droit, mais un peu moins, et je voyais, au brillant de ses yeux et à son empressment à slalomer entre les tables, qu'elle était eeenchantée de tomber sur un compatriote et qu'elle voulait de la compagnie.

C'est d'ailleurs les premiers mots qu'elle m'a dit :

« Je suis eeenchantée de tomber sur un compatriote. Je peux vous tenir compagnie ? ».

Un accent parisien à couper au couteau, pire que celui de Jean-No, rendu un peu pâteux par le Tokay. Pas très grande, les cheveux très roux et pas mal abîmés, le nez un peu trop long et un sourire à la Jacques Brel, tout en gencives. Elle m'a tout de suite fait penser à Béatrice, c'est pour te dire... Une vieille Parigotte éméchée, le genre de bourgeoise comme on en trouve dans tous les bars de Saint Germain, un peu snob, et sérieusment alcoolique.

Comme prévu, elle se met à me déballer sa vie, tout en m'offrant des Chesterfield pas très bonnes que je refusai les unes après les autres.

Françoise Ménard, un peu plus que la quarantaine, effectivement parisienne pur jus, mal-divorcée et à la recherche de son salaud de mari (qu'elle n'a plus appelé que « cet enculé de Jacques » pendant le reste de la soirée) réfugié, selon elle, en Hongrie pour éviter de lui payer sa pension alimentaire.

C'est un résumé assez bref, plutôt lacunaire, mais j'ai eu du mal à rester attentif tout le temps. Tu sais combien j'apprécie les monologues éthyliques de parfaits inconnus quand moi-même je suis sobre... Elle, par contre, elle semblait apprécier. Elle avait atteint son rythme de croisière et se descendait les verres cul-sec les uns après les autres, pendant que je m'ennuyais fermement.

Ça a duré une demi-heure, du fight socialisant à l'état pur, j'aurais donné une de mes jambes pour pouvoir disparaître d'ici.

Je commençais à désespérer de trouver le moyen de m'éclipser poliment quand la pendule a sonné dix heures. D'un coup, elle a arrêté de me parler, de me regarder, de se souvenir que j'existais. Elle s'est tournée et s'est mise à fixer le fond de la salle. Vers le piano. Et le pianiste rabougri qui venait d'apparaître d'entre les rideaux.

Merde. Je l'avais oublié, celui-là.

Et c'était reparti pour un massacre consciencieux (les bourreaux les plus consciencieux sont toujours les pires) de ce cher « Gloomy Sunday ». Ô rage, ô désespoir, ô pianiste ennemi...

Dès les premières notes, je me suis levé, et j'ai voulu partir. Il y a des expériences qu'on est pas prêt à réitérer deux fois dans la même vie, et...


Merde ! Il est quatorze heures, et j'ai un rendez-vous à l'autre bout de la ville. J'aurais voulu te raconter le reste, parce que ça vaut vraiment le coup, mais je fais ça ce soir.

Je t'embrasse, Ana. À bientôt.

Ton Alex.


Quatrième lettre :

Ma chère Ana,

je reprends la plume plus vite que prévu, il est 15h30, et mon rendez-vous m'a posé un lapin, je crois. Comme il fait beau, et que je n'ai rien d'autre à faire avant ce soir, je profite de la terrasse du café Széchényi pour finir ce que j'avais commencé ce matin.

Donc, hier soir :

j'essaie de partir du resto avant d'assassiner soit notre chère Françoise, soit notre non moins cher pianiste. Profitant de l'hypnose de Françoise, je vais payer, je prends mon manteau et je me dirige vers la sortie. Mais, manque de bol, pour sortir de cet enfer, je dois repasser devant ma table, donc devant Françoise. Elle est toujours en transe, mais je sens que le morceau touche à sa fin, à la façon dont les notes se précipitent hors de la mesure pour arriver plus vite au porte-monnaie de leur victime. J'accélère un peu le pas, mais bon, je vais pas me mettre à courir en plein resto non plus. J'essaie de rester calme, les épaules droites, l'air indifférent, pressé sans en avoir l'air.

Et ça a foiré. Juste quand je passais devant Françoise, cet enculé de pianiste plaque à la chie-dedans son dernier accord et lève la tête, tout sourire, vers Françoise.

Évidemment, aussitôt, Françoise sursaute, et ouvre de grands yeux. Elle est redescendue aussi vite qu'elle était montée, et retrouvait illico la réalité. Et la mémoire. Mais, alors que j'aurais cru que le souvenir de ma présence aurait été le premier à frapper de plein fouet son front soucieux, je me suis aperçu, en la voyant hoqueter, que les deux bouteilles de Tokay m'avaient devancé. L'estomac a parfois meilleure mémoire que le cerveau, on dirait. Je n'ai même pas eu le temps d'imaginer le bordel incommensurable que ces hauts-le-coeur annonçaient. Elle m'a chopé la main, et m'a juste dit : « Lexandre ?.... qu'je sorte.... ».

Pas le temps de réfléchir, ni de protester, pas moyen de lui faire lâcher ma main, je n'ai pas le choix : ou je la tire vite fait d'ici, ou elle me refait la façade.

D'un coup brusque, je la lève et la pousse vers la porte, qu'on a eu la bonne idée d'ouvrir en grand.

Une fois sur le trottoir, elle s'écroule sur une poubelle en gémissant et, pendant qu'elle est occupée à la remplir, je me mets en quête d'un taxi. Ce ne fut pas facile, mais j'ai fini par la renvoyer vers ses pénates et, je l'espère, vers mon oubli.

Tchao Françoise, et bon vent.

Après tant d'émotions, je m'éloigne au plus vite du Kis Pipa, pour m'accorder la cigarette. Assis sur le seuil d'un magasin de chaussures, je fume doucement en regardant passer les voitures. Je m'apprête à jeter mon mégot quand, sans que je l'aie vu venir, je m'aperçois qu'il y a un petit bonhomme, assis sur le même seuil que moi, à ma droite. Je n'ai même pas le temps de sursauter qu'il me demande une cigarette, dans un français presque sans accent.

Bien qu'il m'ait fait peur et que je commence à saturer au niveau émotions fortes pour ce soir, je lui en file une. Impossible de voir son visage, je peine même à distinguer sa silhouette. Il se penche vers moi pour que lui allume sa clope, et là, dans le lueur du briquet, re-sursaut.

C'était le pianiste. Tu y crois, toi ?

Moi non plus. Trop de surprises pour moi, mon cerveau lâche l'affaire, et j'attends qu'il me dise quelque chose. Je ne savais absolument pas quoi penser, encore moins quoi dire. Mais lui, tranquille, il regarde devant lui en fumant. Au bout de deux taffes, il me demande :

« Journaliste ? »

J'acquièsce sans chercher à savoir comment il a deviné.

« Vous faîtes un reportage sur Budapest ? »

Comme ça allait être difficile d'éviter plus longtemps les sujets qui fâchent, je lui raconte vite fait : le journal, la « Clinique des rumeurs », « Gloomy Sunday », Dorottya et la carte du Kis Pipa. Arrivé au dernier point, je me dis qu'il va falloir absolument changer de sujet avant qu'il me demande ce que je pense de son interprétation de la chanson. Pris d'une soudaine inspiration, je bifurque vers Françoise :

« Elle vient souvent, non, la Française de ce soir ?

- Mme Ménard ? Oui, elle vient souvent. Tous les soirs elle vient.

- Et... tous les soirs, c'est... comme çà ?

- Oui. Sauf que d'habitude, c'est à moi, ou à Gunwalski de faire le portier. Ce soir c'était votre tour. »

Merci du cadeau... Il parlait lentement, son français était assez correct, mais trop châtié pour être celui d'un francophone.

« Vous avez appris le français ici ? »

Il a tiré une autre taffe, et a fait semblant de ne pas avoir entendu ma question.

« Cela est étrange, vous ne trouvez pas, l'effet que lui fait « Szomoru Varsanap » ? »

Ok, il voulait changer de sujet.

« Oui, c'est assez bizarre. Et c'est à chaque fois pareil ?

- A chaque fois. Mais, vous connaissez bien l'histoire de cette chanson, on dirait. Cela ne vous étonne pas.

- Euh.... non, pas vraiment.

- Cela est une chanson spéciale, vous savez, un peu magique. « La chanson des suicides »,... très connue ici, à Budapest. Très mystérieuse, aussi, ... Vous aimez les mystères ? »

Question purement rhétorique quand on s'adresse à un journaliste. Je ne lui ai pas répondu. Mais je lui ai offert une autre cigarette.

« Hongrie est un pays plein de mystères, vous savez. Budapest est pleine de mystères, d'autres chansons, d'autres légendes, d'autres fantômes. Partout, dans toutes les rues. Mais, cela est rien en comparaison avec le reste du pays. À Budapest, on chante les chansons, on raconte les légendes, on raconte les fantômes, mais dans le reste du pays... c'est différent. On vit avec les fantômes, avec les légendes. Tous les jours. Tout le temps. »

Je ne voyais son visage que grâce aux intermittences de sa cigarette. À sa façon de plisser les yeux et de regarder dans le vague, je me suis dit qu'il me montait un bateau. Il devait sans doute me prendre pour un touriste de plus, et, faute d'avoir son piano sous la main pour se foutre de ma gueule, il la jouait mythologie ancestrale pour me soutirer des thunes. J'ai décidé de rentrer dans son jeu, après tout je n'avais rien à perdre. J'ai pris mon air le plus candide, et j'ai enchaîné :

« Ah bon ? Et quel genre de légendes, par exemple ? »

Il a pris un ton encore plus conspirateur et a même jeté un oeil à droite et à gauche. Pathétique. Puis, dans un volute de fumée, façon Bogart, il m' a lâché le morceau :

« Vous connaissez, je suppose, le Bal des Cigognes ?... »

Evidemment que non. Comment aurais-je pu, vu qu'il venait de l'inventer à l'instant ?

« Non. Je connais pas. Qu'est ce que c'est ?

- Vieille légende, très vieille. Ça devrait vous intéresser. Pour votre journal.

- C'est une rumeur ? "

Sa cigarette n'éclairait plus que le bas de son visage. Il a souri doucement.

« Pas vraiment... pas vraiment.... »

J'ai bien vu qu'il me faisait poireauter. Il a jeté son mégôt, je lui ai tendu encore une autre clope. Il l'a prise, mais quand j'ai voulu l'allumer, il m'a fait signe que non. Il s'est levé et s'est reculotté.

« Il est tard, et il fait trop noir pour parler du Bal des Cigognes. Mais demain, il fera jour. À deux heures, terrase du Széchényi, juste à côté de la bibliothèque nationale. L'ancienne, pas la nouvelle. »

Et il a disparu, en me laissant comme deux ronds de flan, mon briquet à la main et un dilemme au bout du nez.

J'ai passer le reste du trajet jusqu'à l'hôtel à me demander : bluffe ? bluffe pas ?... Quand je suis arrivé, j'étais encore « dubitatif », comme tu dis si bien. Mais je me suis dit que je n'avais rien à perdre à aller à ce rendez-vous. Dans le pire des cas, il se sera foutu de ma gueule...

Et bien, on dirait qu'il s'est effectivement bien foutu de ma gueule, l'animal. Il m'a fait perdre deux bonnes heures. Je voulais passer aux archives, et je m'aperçois qu'à l'heure qu'il est, elles doivent être fermées. Tant pis, ce sera pour demain. Vu que toutes les pistes se sont terminées en haut de boudin, il va falloir que je cherche ailleurs. Bon, pour l'instant, je repasse à l'hôtel prendre mon appareil, et me faire une session photo aux alentours du château. Et ce soir.... ce soir, je ne sais pas ce que je vais faire. Hors de question de repasser au Kis Pipa, cet endroit ne vaut rien pour mon article. Et si je revois cet enculé de pianiste, je risque d'être désagréable... Dommage, ça me semblait un point de départ idéal pour l'enquête. Je devrais peut-être appeler Jean-no, pour lui demander conseil, mais je doute qu'il soit content d'apprendre que ça fait deux jours que je suis là, et que je n'en sais pas plus. Mais ne t'inquiètes pas, je vais trouver. Je fais confiance à mon flair...

A bientôt Ana.

Je t'embrasse.

Ton Alex.

Cinquième lettre :

Commissaire Philippe Thévenard le XX-XX-XXXX

Attaché de Sécurité Intérieure

A l’Ambassade de France en Hongrie

Lendvay utca 27, 1062 Budapest

Tel : + 36 1 374 11 71

Fax : + 36 1 374 11 75

Mel : Asi.hongrie@diplomatie.gouv.fr


A : Mlle Ana-Maria SOISSON

La Butte

12024 St Etienne de Gourgages



Mademoiselle Soisson,


Sur la demande expresse de Mr SONNIN Alexandre, appuyée par Son Excellence Philipe ZELLER, les Services de Coopération Technique Internationale de Police vous informent que Mr SONNIN se trouve actuellement, et pour quelques jours, placé sous la juridiction de nos services en qualité de témoin indirect dans le cadre d’une enquête policière. Afin d’assurer au mieux sa sécurité, il est logé dans les locaux de l’Ambassade. Les besoins de l’enquête, ainsi que notre souci de sa propre sécurité, nous empêchent de lui accorder le moindre rapport avec l’extérieur. Néanmoins, en sa qualité de témoin seulement indirect, parce qu’il en a fait la demande répétée, et parce que cette demande ne contrevient pas avec le déroulement de l’enquête, Son Excellence Mr l’Ambassadeur m’autorise à vous informer sur sa situation. Il est en outre en bonne santé. Son rapatriement est envisagé dans la semaine à venir. D’ici à cette date, il ne pourra communiquer avec l’extérieur.

Veuillez agréer, Mademoiselle, mes salutations,



Commissaire Philippe Thévenard


Sixième lettre :

Ana, ma chère Ana,

Quand j'ai vu le courrier que Mr Thévenard t'a envoyé, je me suis dit qu'il fallait absolument que je trouve le moyen de t'envoyer moi-même de mes nouvelles, parce que je n'ose même pas imaginer comment tu as dû paniquer en recevant ce courrier de l'ambassade. Donc je me suis arrangé, et j'ai réussi à trouver quelqu'un pour poster cette lettre discrètement.

Je vais bien Ana, ne t'inquiète pas, je suis entier, je ne risque rien, et je rentre bientôt. Plus de peur que de mal. Je suis logé à l'ambassade, ma chambre est gardée par un flic (pour me protéger ou me surveiller, je ne sais pas), et Mr Thévenard m'a dit et redit qu'il ne fallait pas que je m'inquiète, que l'ambassade préférait en faire trop que pas assez, mais qu'il n'y avait aucune chance pour que quoique ce soit m'arrive. C'est un peu disproportionné, même Mr Thévenard en convient, mais il préfère prévenir que guérir.

Je ne suis pas sensé te donner d'explications, je ne sais même pas si j'aurai le droit d'en parler en revenant. Secret défense, plus ou moins, pour ne pas gêner l'enquête Et il paraît que moins j'en dis, moins je risque... risquer quoi ? Aucune idée, mais on m'a bien fait comprendre qu'il fallait mieux que je ferme ma geule. Le problème, c'est que ça inclut abandonner l'article. Entièrement. On doit savoir le moins possible que j'étais en Hongrie. Donc plus d'article. C'est Jean-No qui va être content...

Kathya a accepté de poster la lettre, à condition que je n'y fasse que donner de mes nouvelles. Sinon, elle a dit que, si le service tombait dessus, et qu'il y avait autre chose que de simples nouvelles, elle perdait son taf. Et que ça ne serait pas bon pour moi non plus.

Mais je ne peux pas te laisser sans explication, comme ça. Alors je te raconte vite fait. Si tu pouvais appeler Jean-No pour lui dire aussi, ce serait cool. J'ai peur qu'il ne me croit pas quand je lui dirai, ça le préparera psychologiquement à la mauvaise nouvelle. Montre lui les autres lettres, ça lui prouvera que j'ai bossé un minimum, et que c'est pas de ma faute si c'est parti en couille.donc, qu'est-ce qui s'est passé ? (je fais vite, parce que dans 15 min, Kathya arrive avec le repas, et je dois lui filer la lettre pour qu'elle la poste cet après-midi)

Après avoir attendu au café, je rentre à l'hôtel, prendre mon appareil. Ma porte est ouverte, la serrure défoncée et la chambre à sac . Plus d'appareil, plus de notes, plus une seule trace de mes recherches ici, à part les lettres que je t'ai envoyées. Inutile de te dire que j'étais très en colère.

Je sors directement, direction l'ambassade pour qu'ils me fournissent un interprète pour que je porte plainte. J'ai pas fait 5 pas dans le couloir de l'hôtel que 4 flics débarquent, accompagnés d'un mec en costard. L'air soucieux, et pas commode. « Service de l'ambassade, veuillez nous suivre ». Bien, je me dis, le gérant les aura prévenus, ils sont rapides les flics ici. Je commence à leur expliquer, mais ils me font comprendre qu'on parlera de ça à l'ambassade. Bizarre, mais pourquoi pas ?

Arrivé là-bas, ils m'emmènent dans un tout petit bureau, et me laissent avec le mec en costard, qui se présente : c'est Mr Thévenard, du Service de Sécurité Intérieure. Je comprends pas trop le rapport avec mon cambriolage, mais j'ai pas le temps de poser la question, ni même de commencer à lui raconter le cambriolage. Il sait, qu'il dit, et il me tend une photo. « Vous connaissez cet homme ? » C'était le pianiste. Encore une fois. Je leur raconte vite fait que c'est le pianiste d'un mauvias resto, je ne le connais pas, que je l'ai rencontré hier soir, qu'on avait rendez-vous cet après-midi, et qu'il n'est pas venu. « Pas étonnant », qu'il me dit, et me passe trois autres photos. Au début, je ne comprends pas. Du noir et blanc, très sombre, une silhouette vague, pas grand'chose d'humain, et des bouts de visage. Puis, d'un coup, je vois. Le pianiste, mort, blanc. Sur les deux derniers clichés, gros plans sur ses bras et ses jambes. On lui a tranché les deux mains et les deux pieds. Dégueulasse. J'ai vaguement la gerbe, je comprends rien. « Vous êtes le dernier à l'avoir vu vivant, hier soir. On a retrouvé le corps ce matin, à 9h. ». Je re-regarde les photos. Merde. « Il ne vous a rien dit de spécial, il ne vous a pas parlé de menaces, ou qu'il avait peur de quelque chose, ou de quelqu'un ». Non. Il avait pas l'air effrayé, on a parlé normalement, tu as bien vu. Je leur raconte plus précisément ce qu'on s'est dit. À un moment, je lui dis qu'il m'a parlé du « Bal des Cigognes ». Et là, je le vois qui hausse le sourcil. Je répète, il garde son sourcil haussé. Il tire une autre photo d'un dossier. Un gros mec, dégarni, en smoking. Connais pas. « Le nom ne vous dit rien ? » « Abdénor Ménard ». Non, rien. Des Ménard, il y en a plein. Rien quà la rédaction de Ouest France, ils sont trois à s'appeler comme ça. Et à Paris, j'en ai au moins croisé deux autres. Même ici j'en ai croisé une, c'est dire si ils sont partout. Je lui dis, lui raconte vite fait notre chère Françoise. Il fronce encore plus le sourcil, et me demande de répéter, plusieurs fois, tout ce qu'elle m'a dit. Il me demande de la décrire, précisément. Je ne vois pas le rapport avec cette histoire, et encore moins avec ma chambre mise à sac. Mais je lui raconte bien tout. Il me demande si je l'avais revu, depuis le dernier soir, si je sais où elle habite. Aucune idée. « Elle n'a pas cherché à vous joindre ? » Pourquoi elle aurait fait ça, je suis sûr qu'elle se souvient même plus de moi. « Pour vous remercier, je ne sais pas ?... » Non, aucune nouvelle de Françoise. Et tant mieux, que je lui dis. Il paraît soulagé. Il me demande ce que je sais au sujet du « Bal des Cigognes ». Rien de plus que ce que m'a dit le pianiste, c'est-à-dire rien. Il paraît encore plus soulagé. Il se détend et m'explique : je suis ici à titre de témoin indirect dans l'affaire du meurtre du pianiste, je vais devoir faire quelques témoignages, puis on me rapatriera. Bien, et mes affaires ? « On vous les amène. » « Je peux passer un coup de fil ? » Gêné. « Il vous est défendu d'avoir aucun contact avec l'intérieur. Pour la confidentialité de l'enquête. Et pour votre sécurité. » Je comprends bien, mais il faut au moins que je t'écrive à toi, parce que si tu restes deux jours sans nouvelle, tu vas t'inquiéter. Il comprend, mais veut rien savoir. J'insiste, il refuse, je m'énerve, il fronce le sourcil. Puis me laisse. Il revient 30 min après, avec le courrier à la main, celui que tu as reçu. Il me le lit. Pas très rassurant. C'est tout ce qu'il peut faire. Bon. Il s'excuse plusieurs fois, et m'assure que ça ne va pas durer longtemps. Puis me dit de le suivre.

J'atterris dans une petite chambre, confortable. « Vous passerez ici quelques jours. On vous apporte les repas, la sallede bain est à côté. Il y a la télé par câble. Nous viendrons vous voir demain pour enregistrer votre témoignage ». Ils sont venus deux fois, je leur ai répété ce que je savais, sur le pianiste, et aussi sur Françoise. Ils avaient l'air plus intéressés par elle que par l'autre, d'ailleurs. Bizarre. Mais ils ne m'ont rien dit de plus. Et le rapatriement ? La semaine prochaine, demain, dans deux jours, bref, ils ne savaient pas.

Ce matin, ils m'ont dit que je rentrerai la semaine prochaine, peut-être mercredi. J'ai demandé si je pouvais envoyer un autre courrier. Ils ont dit non. Alors j'ai décidé de me démmerder moi-même pour t 'envoyer ces nouvelles.

Donc, tout va bien, même si je m'ennuie un peu. J'ai hâte de te revoir, Ana, mon Anita. Je t'embrasse très fort, et, encore une fois, ne t'inquiètes pas, je te supplie de ne pas t'inquiéter, tout va bien. J'arrive bientôt. Bisous.

Ton Alex.



Publié dans ébauches diverses

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